Le professeur d'histoire médiévale
Jean-Patrice Boudet note une grande différence de conception entre le texte arabe, où « il n'y a pas de différence profonde de nature entre l'amour spirituel et l'amour charnel », et le texte latin, « où il n'est pas question explicitement du désir » et qui adopte « un point de vue moralisateur ». Il reste que, dans le
Picatrix, « il existe un écart important » entre la « belle théorie de l'amour comme art suprême » et « les pratiques préconisées dans les
recettes de magie amoureuse ». Il en donne des exemples particulièrement significatifs et en conclut que le Picatrix juxtapose différents types de magie et que, moins transgressif que l'original arabe, il l'est plus que la plupart des autres traités de magie disponibles au moment de sa traduction arabo-latine.
Il existe des parallèles entre les
sacrifices d'animaux dans le
Picatrix latin et dans d'autres textes apparentés. Si ces sacrifices interviennent dans des contextes rituels différents, ils ont des traits communs. Ils sont destinés aux esprits plutôt qu'à Dieu et utilisent des animaux domestiques, censés être de meilleurs intercesseurs entre les hommes et l'ordre céleste. En les accomplissant, le magicien s'humilie, puisqu'il a besoin de recourir à des intermédiaires, et en même temps exalte sa propre puissance, puisqu'il est apte à « communiquer avec quelques-uns des millions d'esprits invisibles qui peuplaient l'univers médiéval ».
Les
omissions de texte arabe commises dans la version latine sont très nombreuses. Par exemple, la version arabe rapportait la prédiction d'
Al-Kindī (801-873) sur la durée probable de
« l'Empire des Arabes » selon les conjonctions des astres, dans la fameuse
Risāla utilisée par
O. Loth dans sa tentative de 1875 de prouver (sans succès d'ailleurs) le plagiat par
Abû Ma'shar al-Balkhî (787-886). Le texte latin omet tout le passage qu'il résume en quatre lignes n'offrant aucun indice sur le sujet dont il pouvait s'agir en fait. Huit pages du texte arabe ont bel et bien été supprimées. Il y a donc un risque à se fier uniquement au texte en latin pour interpréter le sens de l'ouvrage dans son entier.
Le Picatrix en Latin est clairement fait d'un mélange de cultures et représente la diversité dont est composée l'Europe tout en incluant des notions historiques et religieuses, en particulier le
christianisme. La
Ghâyat al-hakîm est beaucoup moins imprégné de morale et se contente de rassembler pêle-mêle des centaines de sources, pour la plupart attachées au
Proche-Orient, mais pas nécessairement islamiques. En effet, on y trouve des choses de nature liée au
sabéisme ḥarrānien à côté d'écrits de grands philosophes grecs, de
rituels pharaoniques d'Egypte Ancienne et de récits « indiens ». Ni l'Islam, ni le christianisme, ni aucune autre religion ne transpire de la Ghâyat qui est vraiment axé sur
l'œuvre magique, l'astrologie et l'alchimie. A l'époque de sa traduction le monde était
sous l'Inquisition et toutes les formes de magie, qu'elles soient blanches ou noires, étaient assimilées à de la
sorcellerie. L'ouvrage se devait donc d'être modéré et moralisateur, et certainement bien plus philosophique que son original, sous peine d'interdiction et de destruction. De plus, le latin était historiquement la
langue de l'Eglise catholique romaine. C'est un détail de plus qui peut expliquer que le
Picatrix, dans sa version latine, est teinté de religion chrétienne. Mais c'est sans doute aussi cela qui en a fait son succès en Europe jusqu'au XIX° siècle alors qu'il n'a pas eu un tel retentissement dans le monde musulman.

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